mardi 10 juin 2008

en memoire de gabrielle russier morte d'avoir trop aimé

RUSSIER Gabrielle (1937-1974

Mourir d’aimer

Discrète parmi des tombes plus prestigieuses se dissimule, en hauteur bordée par une rampe, la tombe de Gabrielle Russier. Peu de visiteurs lui rendent visite : l’amnésie est de mise dans nos sociétés passé un bref délai. A son époque pourtant, cette femme défraya la chronique. Printemps 1968. Issue d’un milieu bourgeois, Gabrielle Russier est agrégée de lettres. Mère de deux enfants, divorcée, elle est enseignante au lycée Nord de Marseille, où elle est appréciée par ses élèves qu’elle initie au théâtre moderne, au cinéma et à la peinture. L’un d’eux, Christian Rossi, 16 ans, est en classe de seconde. Il est fasciné par cette prof moderne et enthousiaste, elle est troublée par l’intelligence, la curiosité du lycéen. Ils finissent par tomber amoureux, et se lancent dans une idylle passionnée dans le contexte du si joli mois de mai, que Gabrielle, de sensibilité de gauche, accueille avec enthousiasme. En juin, la romance vire à l’aigre : les parents du mineur, prévenus, tentent d’écarter leur fils de sa « coupable » liaison. Pendant plusieurs mois, ils l’exilent en Allemagne, puis dans les Pyrénées : les amants se retrouvent. Impuissants, ils portent plainte : le 14 avril 1969, Gabrielle est incarcérée aux Baumettes. Elle y reste deux mois, hébétée, mais obstinée dans son amour. Le procès se traîne : le procureur demande une peine de treize mois de prison non amnistiables. L’affaire est renvoyée en octobre. Il n’y aura pas de procès. Le 1er septembre, Gabrielle, effondrée et calomniée, se suicide chez elle après avoir confié son chat à son voisin. Sa mort indigne et divise la France : elle est l’occasion d’ouvrir un débat de société sur la réalité du détournement de mineur. Passion amoureuse « illégale » terminée dramatiquement : qu’en est-il finalement de cette libéralisation des mœurs promise dans le sillage de mai 68 ? On interroge Pompidou sur l’affaire, qui répond laconiquement en citant Eluard : « Comprenne qui voudra / Moi, mon remords ce fut la victime raisonnable ». En 1971, André Cayatte s’empare du drame et réalise Mourir d’aimer, dans lequel Annie Girardot incarne Gabrielle, l’un de ses plus beaux rôles. Serge Reggiani lui rend également hommage dans sa chanson Gabrielle :

« Qui a tendu la main à Gabrielle

Lorsque les loups, se sont jetés sur elle ?

Pour la punir d’avoir aimé l’amour

En quel pays, vivons nous aujourd’hui

Pour qu’une rose soit mêlée aux orties

Sans un regard, et sans un geste ami ? »

L’affaire Russier est encore fraîche en 1974 lorsque la majorité passe à 18 ans. Puis son souvenir s’estompe, progressivement, sûrement. Qu’il me soit permis d’en raviver aujourd’hui le souvenir, à une époque où il est de bon ton de remettre en cause les idéaux de mai 68. Pour les amateurs du Père-Lachaise que nous sommes, la tombe de Gabrielle Russier appartient à une catégorie bien spécifique : celle de victimes, le plus souvent jeunes, dont la mort donne lieu à un immense débat de société, dont l’ampleur de l’émotion dans l’instant est proportionnelle à la rapidité de l’oubli dans lequel ces personnes retombent ensuite. Chacun dans leur domaine, Pierre Overney, Gabrielle Russier ou Malik Oussekine appartiennent à cette catégorie. Marie Trintignant les y rejoindra bientôt, à n’en pas douter. Leur mort dramatique se transforme alors en fait divers oublié dans le minéral, que nous, taphophiles, nous aimons dénicher.

Aucun commentaire: